Prendre soin d'un bébé, puis d'un enfant, est une responsabilité immense et parfois accablante. Face à la fatigue, au stress ou à la frustration, les parents peuvent se sentir démunis ou dépassés, et laisser la colère prendre le dessus. Cependant, il est crucial que cette colère ne les conduise pas à commettre l'irréparable.
À l’occasion de la Journée internationale des droits de l'enfant, découvrez l'engagement du Dr Jean-Yves Frappier et l’approche novatrice qu’il a contribué à développer et qu’il améliore sans cesse pour prévenir le traumatisme crânien lié à la maltraitance des enfants (TC-ME), un drame qui se déroule à l’abri des regards.
Rompre le silence autour de la colère
Mieux connu sous le nom de syndrome du bébé secoué (SBS), le traumatisme crânien lié à la maltraitance des enfants (TC-ME) survient lorsque, sous l'effet de la colère, un nourrisson est secoué violemment, ce qui peut entraîner des blessures graves, comme une hémorragie intracrânienne ou un œdème cérébral. Les responsables sont des membres de la famille ou des personnes proches, chargées de la garde de l'enfant. Environ 10 à 20 % des bébés secoués ne survivent pas à leurs blessures. Les séquelles surviennent chez au moins 65 % des survivants connus, se traduisant par des handicaps, comme une paralysie ou une cécité. Souvent invisibles à l’œil nu, les blessures, si moins sévères, peuvent être facilement confondues avec d'autres problèmes de santé, rendant leur détection d'autant plus complexe; le bébé pourra alors présenter des déficits cognitifs, troubles d’apprentissage ou de comportement qui surviennent parfois des années plus tard.
La colère parentale, généralement à l’origine de ces actes tragiques, a longtemps été taboue et difficile à reconnaître par les parents eux-mêmes. Cette stigmatisation les laisse souvent sans soutien, désemparés face à leurs émotions.
Naissance d’un programme
Pour rompre ce silence et soutenir les nouveaux parents, Sylvie Fortin, infirmière dans l’équipe du CHU Sainte-Justine qui œuvre à la DPJ, avec le soutien du Dr Frappier et de Mme Line Déziel, gestionnaire clinico-administrative, mettent en place en 2002 un projet de prévention, avec le soutien de la Fondation Hogg par le biais de la Fondation CHU Sainte-Justine. Ce projet se décline en 2010 en un réseau québécois de formatrices présentes dans les unités de naissance pour former les équipes soignantes à faire l’intervention préventive à la naissance, ainsi que des outils de sensibilisation et de soutien pour les nouveaux parents, soit trois fiches (pleurs, colère et bébé secoué), pour aider les parents à reconnaître la normalité des pleurs, les dangers de secouer un bébé et leur colère et à développer des stratégies pour mieux gérer leurs émotions.
Le ministère de la Santé et des Services sociaux adopte cette intervention en 2010, établie partout au Québec, et il imprime les fiches distribuées aux établissements. Des formations en ligne ont été développées pour les équipes soignantes. À ce jour, on estime que plus de 80 % des nouveaux parents ont été sensibilisés et ont reçu les fiches. Aussi, particulièrement pour les familles vulnérables, un outil a été développé et est utilisé par les intervenantes et intervenants des CLSC avec les parents, soit le thermomètre de la colère.
La réaction très positive des parents et des intervenants
Le projet de prévention du TC-ME suscite une réaction largement positive de la part des parents ainsi que des intervenantes et intervenants. « Une consultation révèle que 98 % des parents considèrent l’intervention comme utile et importante, souligne le Dr Frappier. Beaucoup d’entre eux expriment un sentiment de rassurance et de déculpabilisation grâce à l’intervention, ce qui nous indique que nos ressources les aident à diminuer leur stress, un élément important en maltraitance. De plus, ils sont préparés et lorsqu’un événement difficile se produit, plusieurs se souviennent des stratégies choisies pour éviter que la colère progresse en violence. Leur sentiment d’auto-efficacité s’améliore et ils se sentent plus en confiance dans leur rôle parental ». Selon les intervenantes et intervenants, le thermomètre de la colère facilite particulièrement la normalisation des émotions. Il aide les parents à identifier les déclencheurs de leur colère et à comprendre qu’il est possible de la gérer. Les fiches et le thermomètre de la colère servent donc à réduire des gestes malheureux.
Une problématique en mal de chiffres
Obtenir des statistiques sur le TC-ME présente d’importants défis. Cependant, une étude menée en France a permis d’identifier 1 000 cas de bébés secoués par an chez les nourrissons de moins d’un an. Au Québec, on estime qu’il y a plus de 30 cas graves de TC-ME chaque année. Toutefois, ce sont des données hospitalières. On le sait maintenant, il y a la face cachée du TC-ME. Ainsi, selon une grande étude de l’Institut de la statistique du Québec, plus de 1,5 % des parents disent avoir secoué leur bébé. « Mais on sait aussi, avec quelques études canadiennes et américaines, que des programmes similaires au nôtre sont efficaces et montrent même des gains financiers importants pour les gouvernements », renchérit Dr Frappier.
Le projet rayonne de l’autre côté de l’Atlantique
Le CHU de Lille en France a adopté le projet en 2018. Aussi une association basée à Lille, Les mots les maux pour le dire, est engagée depuis plusieurs années dans la lutte contre le SBS et le Dr Frappier collabore régulièrement avec eux. Dr Frappier mentionne que « la collaboration avec la France a insufflé un dynamisme au projet de prévention, générant des connaissances et stimulant des idées innovantes. Les données sont préliminaires, mais l’incidence de bébés secoués semble diminuer dans la région de Lille ». Ce programme québécois semble jouir d’un rayonnement international, cité dans des écrits scientifiques. Des discussions sont en cours avec l’Association Les mots les maux pour le dire pour implanter le projet dans différentes régions en France.
Un programme qui continue d’évoluer et de grandir, pour le bien de tous
Le Dr Frappier et son équipe, depuis deux ans, mettent à jour le programme de prévention et de formation. Les fiches sont maintenant revues et améliorées annuellement. Les formations en ligne sont en voie d’être refaites entièrement, comme les formations de formatrices. Ils travaillent actuellement à bonifier le programme par le développement de capsules vidéo et de systèmes de rappel par texto ou autres outils pour les parents. Un contrôle de qualité de l’intervention se met en place et des études sont prévues pour évaluer le programme. Sans pouvoir faire un lien direct, on sait par deux sondages de l’ISQ auprès de 10,000 parents québécois que le nombre de parents qui ont secoué leur bébé a beaucoup diminué de 2004 à 2018. Pour le Dr Frappier, ce projet démontre combien des actions ciblées peuvent avoir un impact social significatif et durable : « Grâce à des projets comme celui-ci, non seulement nous soutenons les parents dans leur parcours et leurs compétences, nous contribuons aussi à bâtir une société plus résiliente, capable d'offrir un avenir meilleur à chaque enfant. »